" Il y a longtemps que j'ai arrêté de courir..."
Tu m'as dit ça, il y a peu de temps lorsque j'y pense; tu m'as vu attraper le bus au dernier moment, et tu as souri. Tu m'as dit que pour toi, c'était fini de courir après tout, après le bus, après les trains. Tu m'as dit que maintenant, les gens pourraient bien attendre. La vie pourrait bien attendre.
Et tu avais raison, sur un certain point. Oui, les gens peuvent attendre. Mais la vie, elle n'attend pas pour s'en aller. Lorsque vient le temps elle s'en va. Peu importe le fait que tu commences enfin à être heureux, à savourer ce qui rend la vie si précieuse. La vie ne t'a pas attendu M., et maintenant la mort te serre chaque jour un peu plus contre elle.
*
Je te revois le premier jour où je t'ai rencontré; tu parlais comme si il fallait tout dire, tes gestes emplissaient la pièce et ta voix chaude résonnait dans mes oreilles d'apprentie bibliothécaire. J'entendais rien qu'à ton intonation ton cerveau bouillonner, et j'essayais de comprendre tout ce que tu disais pour que tu ne me prennes pas pour une idiote.
Je me souviens ce jour où les éclats de rire ont fusé, toute l'équipe fêtant l'arrivée de l'été. Je me souviens de la soirée qui a suivi, nous deux enchaînant les bières à la terrasse d'un bar et évoquant cette vie qui fuit, cette vie qu'on aime tant et ce monde qu'on méprise un peu aussi. J'ai senti à quel point tu étais vrai, un putain de vrai rebelle qui avait traversé une époque qui n'était pas la sienne. Un coeur de grand frère, un cerveau hyperactif, un tempérament de feu et un éternel enfant derrière toute ces expériences qui t'avaient marqué, parfois déchiré.
J'entends encore ton pas dans ces couloirs, lorsque tu sillonnais cette bibliothèque à la vitesse d'un boulet de canon. Ta voix de gouaille, avec ces "r" rauques et déchirants, ceux des titis parisiens que tu aimais tant. Je t'entends invectiver tous ces connards, et rire de ce petit con qui fait le malin. Au fond, tu l'aimes bien ce petit rebelle de tes deux qui te rappelle qu'il y a encore de l'espoir dans ce monde policé et hypocrite. En fait au fond, tu t'énervais vite mais tu l'aimais, ce monde imparfait comme toi, comme moi, comme nous tous.
Je sens le café qui nous a réunis, toi, L., L. et moi, tant de fois. Vos éclats de rire, ceux aigus de L. qui t'aimait tant, et les tiens, traînants et chaleureux. La fumée, puis la vapeur de vos clopes qui parfumait les couloirs. Ces longs moments où tu parlais de ta compagne, ta belle muse, celle qui t'avait porté jusqu'au bonheur et qui rendait chacune de tes journées si heureuses. Ses tableaux, et vos longues marches à travers la nature que vous aimiez tant.
Nous en avons tant parlé, de cette nature; sauvage, indomptable, surprenante. Tout ce que nous voulions être, finalement. Tout ce que tu as été.
*
Aujourd'hui, le temps nous est compté. Le voile, tout doucement, se pose entre nous. Tu n'es déjà presque plus ici. Ton coeur bat et nous empêche de nous résigner, parce que se résigner c'est mourir, et que nous ne voulons pas que la mort t'embrasse.
Ils nous disent que ton cerveau s'éteint. L'air, cet air pur que tu aimais tant sentir en marchant avec M., cet air lui a trop manqué et aujourd'hui il vacille comme la lueur d'une bougie presque terminée. Bientôt, nous ne te verrons plus; ton esprit va enfin se voir révéler les secrets de notre univers, et tu vas rejoindre, là-haut, l'armée de ces morts que nous avons tant aimés, ceux qui, sans qu'on les sente, nous soutiennent chaque jour.
Je mentirais si je te disais que je ne pleure pas. Je sais que tu es un être infiniment libre, et que tu vas retrouver cette liberté de l'autre côté du miroir. Tu nous attendras patiemment, légère brise parmi les arbres, enfin détaché d'un monde trop petit.
Pourtant, je continue de penser que toi qui m'as tant appris, tu t'en vas. Et tu n'avais pas fini, il y avait encore tant de chose à nous dire. Peut-être aurions-nous dû courir, finalement...
Bon voyage, petit con.